jeudi 28 août 2008

Ombre et lumière (4) avec Jacques Brel

Dimanche dernier je me suis aperçue que la vie de Jacques Brel aurait presque pu s'inscrire, se résumer en deux chansons. L'une écrite en 1962 évoque plutôt le côté ombre. En effet, "Le plat pays" on n'en retient souvent que le côté sombre, triste... Au point qu'elle est même devenue l'objet d'un gag dans le film "Bienvenu chez les Ch'tis". C'est en effet cette chanson que l'on entend lorsque le héros, qui vient du Sud de la France, arrive dans la région Nord-Pas de Calais, juste avant qu'il ne commence à tomber des trombes d'eau ...

Avec la mer du Nord pour dernier terrain vague Et des vagues de dunes pour arrêter les vagues Et de vagues rochers que les marées dépassent Et qui ont à jamais le cœur à marée basse Avec infiniment de brumes à venir Avec le vent de l'est écoutez-le tenir Le plat pays qui est le mien

Avec des cathédrales pour uniques montagnes Et de noirs clochers comme mâts de cocagne Où des diables en pierre décrochent les nuages Avec le fil des jours pour unique voyage Et des chemins de pluie pour unique bonsoir Avec le vent d'ouest écoutez-le vouloir Le plat pays qui est le mien

Avec un ciel si bas qu'un canal s'est perdu Avec un ciel si bas qu'il fait l'humilité Avec un ciel si gris qu'un canal s'est pendu Avec un ciel si gris qu'il faut lui pardonner Avec le vent du nord qui vient s'écarteler Avec le vent du nord écoutez-le craquer Le plat pays qui est le mien

Avec de l'Italie qui descendrait l'Escaut Avec Frida la Blonde quand elle devient Margot Quand les fils de novembre nous reviennent en mai Quand la plaine est fumante et tremble sous juillet Quand le vent est au rire, quand le vent est au blé Quand le vent est au sud, écoutez-le chanter Le plat pays qui est le mien.

Et pourtant... Pourtant il y a la dernière partie de la chanson, bien éloignée des premiers vers, où son pays "chante"... Mais seuls les gens qui sont nés dans ces régions, certes où il y a moins de soleil que dans le sud, peuvent apprécier la beauté de ces ciels rarement d'un bleu uniforme où les nuages prennent des formes à vous faire rêver et de ces paysages. Et puis 15 ans plus tard, après avoir tourné le dos à une vie axée sur la chanson pour aller commencer une autre vie dans les mers du sud. A Hiva Oa, sur cet ilôt où un siècle auparavant était parti s'installer Gaugin, il écrivit cet hymne à la vie, cet éloge d'un certain détachement qu'il nous faudrait acquérir avant de conclure comme lui: "gémir n'est pas de mise, aux Marquises". Mais si Paul Gaugin avait quitté sa Bretagne pour s'y consacrer pleinement à la peinture (le monde de la métropole lui déplaisait-il tant?) le grand Jacques, qui avait appris à piloter des avions, aida les habitants en allant d'ile en ile avec Jojo, son avion. Et il nous laissa cette chanson, pour moi sans doute l'une des plus belles, voire la plus belle qu'il est écrite, même si elle est moins connue que la précédente ou "Amsterdam" ou "Ne me quitte pas"...

Ils parlent de la mort comme tu parles d'un fruit Ils regardent la mer comme tu regardes un puits Les femmes sont lascives au soleil redouté Et s'il n'y a pas d'hiver, cela n'est pas l'été La pluie est traversière, elle bat de grain en grain Quelques vieux chevaux blancs qui fredonnent Gauguin Et par manque de brise, le temps s'immobilise Aux Marquises

Du soir, montent des feux et des points de silence Qui vont s'élargissant, et la lune s'avance Et la mer se déchire, infiniment brisée Par des rochers qui prirent des prénoms affolés Et puis, plus loin, des chiens, des chants de repentance Et quelques pas de deux et quelques pas de danse Et la nuit est soumise et l'alizé se brise Aux Marquises

Le rire est dans le cœur, le mot dans le regard Le cœur est voyageur, l'avenir est au hasard Et passent des cocotiers qui écrivent des chants d'amour Que les sœurs d'alentour ignorent d'ignorer Les pirogues s'en vont, les pirogues s'en viennent Et mes souvenirs deviennent ce que les vieux en font Veux-tu que je te dise : gémir n'est pas de mise Aux Marquises

Oui, Jacques Brel avec ces deux textes nous offre un fabuleux raccourci de ce que fut sa vie, sous nos latitudes et beaucoup plus au sud.

6 commentaires:

Anonyme a dit…

Détours de l'existence pour se trouver (retrouver?) enfin "au plus près de soi". Un "beau chemin".

Anonyme a dit…

Tout simplement merci...
Sa chanson "les marquises" me touche tout particulièrement... car c'est à l'annonce de ses toutes premières notes à la radio ... un matin d'octobre de 78 ... que je pressentis la mort de Brel...une grande émotion...
Depuis "Les Marquises" m'évoque cet instant ... "il est parti"

D'ailleurs j'écoute très très peu Brel tout en le connaissant par coeur... car toujours je pleure ... (cela fait toujours sourire mes enfants)

Merci ... touchée... émue

arlette a dit…

Tous ces mots que l'ont connait la musique en fond sonore
Mais brusquement de les lire ainsi
c'est un émoi frissonnant même des larmes aux coins des yeux comme dit Maria
Merci de relire ce grand poète
"où des diables en pierre décrochent les nuages " comme cela est bien pensé imagé
Merci Anna pour cet instant de bonheur AA

Anonyme a dit…

Brel aussi chez moi ce matin ! Tellement présent dans son absence.
J'ai vécu "là-bas" , je l'ai vu sur le tarmac de Papeete du temps où bien malade, avec son petit avion, il venait encore pour les vacances scolaires convoyer les petits marquisiens, entre autre gestes de solidarité. Souvenir ému !

Anonyme a dit…

Bien à l'abri du temps,
Sur ce sol montagneux,
Depuis bientôt trente ans
Se repose "le Vieux"

Au doux creux de cette île,
Soulagé des tempêtes,
Il se repose, tranquille,
Des rêves plein la tête

Un jeune cocotier
Lui prodigue l'ombrage
Et lui fait l'amitié
D'abriter son ancrage

Là, seul le vent parfois,
Agitant le feuillage,
Lui parle d'autrefois
Et de ses beaux voyages

De ses scènes diaprées
Gauguin, non loin de lui,
Agrémente le pré
D'un rempart à l'ennui

C'est là qu'inassouvi,
Mais si loin des querelles,
Un jour s'est assoupi
Pour toujours, Jacques Brel

CB

@nn@ L. a dit…

* Oui Michel, il lui a fallu bien des "détours" pour après sa vie de "chanteur" et celle de "comédiens/ réalisateur" il ne devienne avion-taxi entre Tahiti et Hiva Oa et le serait resté encore longtemps sans ce crabe qui l'en a empêché

* Merci Maria pour cette émouvante madeleine musicale humide de larmes.
Moi aussi cette chanson m'émeut beaucoup et j'ai beaucoup de mal à ne pas cesser toute activité quand je l'entends afin d'être avec lui... là bas...

* Parolier et Poète commencent par la même lettre Arlette, et Jacques Brel en est un merveilleux exemple.

* Savez-vous Sido que l'une des religieuses qu'il a rencontrées là-bas éprouve les plus grandes difficultés à être autorisée par sa "hiérarchie" à mourir et être enterrée à ses côtés?
http://forum.pegase.tv/viewtopic.php?t=4470&highlight=

* C'est un très bel hommage que vous lui avez écrit là CB :-)
Tout à fait à l'image de cette promesse que vous vous étiez faite et que avez réalisée, moins de trois ans après sa mort: aller lui rendre hommage sur place. Bien plus longuement que le commun des touristes puisque vous, vous êtes resté plusieurs jours sur cette île